jeudi 5 juin 2008

La honte d’avoir un esprit



"L’acedia, mélancolie spécifique des moines solitaires qui vivaient dans les déserts d’Egypte à la fin du troisième et au quatrième siècle de notre ère, est une mélancolie radicale en réponse à une oppression absolue. Le schème général de la mélancolie s’en trouve épuré, réduit à des lignes essentielles.

Dans le continuum général de la mélancolie à travers les siècles, l’acedia est un moment pour ainsi dire chimiquement pur. Il s’y joue avec netteté le combat de la vie psychique et des forces qui tendent à l’anéantir.

Dés les début de la première ère chrétienne au temps de l’antiquité tardive, pour les pères de l’église qui s’attachent à la définir, l’acedia fait partie des tentations, mauvaises pensées ou démons qui découpent l’être humain en parties faibles, susceptibles d’être corrompues : l’estomac pour la gourmandise, le sexe pour la luxure, etc..

Dans ce découpage symbolique, l’acedia se taille la part la plus noble, la plus ambiguë : celle de l’esprit.
Si elle n’avait pas été pêché de l’esprit, l’acedia serait restée à bon droit enfouie dans les écrits des pères, où elle se rabâche sur un mode réprobateur. A quoi bon en lire la description immuable, suivie de conseils tout aussi immuables pour en guérir ?
A quoi bon entendre, répéter que l’acedia est une peste de l’âme, de laquelle naissent les pires maux de l’esprit divagation érotique, obsession, ressassement incontrôlé des pensées, en résumé souffrances psychiques intenses – sinon justement parce que la est tout son intérêt ?

L’acedia s’imprime au cœur même de l’activité psychique.
Pour cette raison inavouée, les pères lui réservent une place à part, celle du pire des pêchés.
L’acedia porte en elle sa punition, qui lui ressemble : une insupportable torture mentale, la lassitude d’une attente infinie, un intime châtiment de l’orgueil.
Mais d’un autre point de vue, elle apparaît comme la part de résistance inaliénable de l’esprit humain. Le moine dans le désert veut mourir au monde et se fondre tout vif dans l’infini de dieu – dont la fournaise du désert peut constituer un équivalent sensible. Il prétend s’adonner au Quotidie morior de saint Antoine et n’être ainsi, sous le soleil, qu’un mort en sursis.
Il psalmodie, il tresse des cordes, il parvient à tout abolir en lui – sauf justement l’activité psychique.
Elle seule résiste, quoi qu’il fasse ; elle seule met en échec son projet d’auto réduction à néant."