De la nature des choses
Avant
de la briser l’éclat retient l’image.
Si
rapide soit-elle, elle est prise au passage,
Et
quel que soit l’objet qu’on expose au miroir,
L’image
instantanée aussitôt s’y fait voir.
D’où
j’ai droit d’inférer que des contours émane
Un
frêle simulacre, impalpable membrane ;
Enfin,
qu’un seul instant voit naître par milliers,
Sans
relâche et sans fin, ces calques déliés
Dont
la célérité n’eut jamais de rivale.
C’est
pourquoi le miroir surprend tant de fantômes,
Reflétant,
quelque point qu’atteigne sa lueur,
La
forme des objets et jusqu’à leur couleur.
Mais
quel effort jamais, quelle langue savante
Exprimeront
le peu que de ces vastes corps
Emporte
le reflet détaché de leurs bords ?
La
lumière sans trêve engendre la lumière ;
L’éclair
de proche en proche aiguillonne l’éclair.
Ainsi
le simulacre aux profondeurs de l’air
Franchit
en un clin d’œil des gouffres insondables,
Indicibles
: le choc d’atomes impalpables
Montant
derrière lui le pousse loin du sol ;
Son
tissu rare et clair hâte encore son vol.
À
travers toute chose il s’insinue et passe,
Filtré
pour ainsi dire aux pores de l’espace.
L’image
à temps égal en doit traverser plus
Que
n’en perça jamais la lumière céleste.
Cette
rapidité, tout l’affirme et l’atteste.
Expose
une eau limpide à l’azur de la nuit :
La
voûte constellée à l’instant même y luit.
Demande
à ces flambeaux éblouissants du monde
Brusquement
évoqués par le miroir de l’onde,
En
quelle ombre de temps l’éclat de leurs grands corps
Des
rives de l’éther tombe aux terrestres bords !
Rends-toi
; cède, il le faut, à tant de témoignages.
Et
comment pourrais-tu douter de ces images ?
Elles
frappent tes yeux ; c’est tout ce que tu vois.
Lucrèce
De la nature des choses (De rerum natura)
Traduction (1876, 1899) A. Lefèvre (1834-1904)
De la nature des choses (De rerum natura)
Traduction (1876, 1899) A. Lefèvre (1834-1904)